courrier de FMV au Provincial France
Monsieur le Provincial,
Je me permets de vous écrire à la suite de votre interview sur France Info diffusée la 19/04/2016, interview réalisée dans le cadre d’une émission consacrée au témoignage de mon frère Jean-Pierre. En effet, les propos que vous y avez tenus m’ont paru particulièrement déplacés, pour ne pas dire plus. Je vous cite :
J’envisage de dire aux personnes qui ont été victimes que nous sommes disponibles à les entendre. Ça, c’est sûr. Là je ne comprends pas pourquoi, si cela est sûr, vous ne faites qu’envisager… Mais c’est la suite qui m’a édifié :
Une enquête générale tendrait à dire “Ah oui ça a existé partout”. Que signifie un tel propos ? Que vous doutez que, des pédophiles, il y en ait partout ? Que vous imaginez que l’appartenance à la compagnie de Jésus protège contre de tels dévoiements de la sexualité humaine ? Ou, plus simplement, que vous vous souciez bien plus de votre image que des victimes ? Entre l’ignorance, la naïveté et l’abject, je ne sais que choisir, si ce n’est que mes 13 ans de fréquentation d’écoles jésuites m’ont appris que bien peu sont ignares, et moins encore naïfs…
Quand mon frère m’a informé des démarches qu’il initiait auprès du collège Saint Louis de Gonzague, j’ai de suite tenu à témoigner, et ai adressé mon témoignage au père Lamy, accompagné de quelques éléments de compréhension de ces situations, telles que j’ai appris à les connaître au décours d’un peu plus de trente ans de pratique professionnelle, d’abord auprès des criminels sexuels au côté du Dr Balier à la Maison d’arrêt de Varces, puis dans mon cabinet auprès des victimes, bien plus nombreuses que je n’aurais pu l’imaginer ou que les chiffres ne le laissent percevoir.
Dans sa réponse, le père Lamy informait mon frère Jean-Pierre avoir échangé de cette affaire, et de mon courriel, avec vous, et qu’il était convenu qu’une commission serait mise en place pour étudier la situation, commission qui recevrait mon frère. Rien de tel n’a été fait à ce jour, alors même que cet engagement auquel vous liait le père Lamy date de 2010…
L’enjeu d’une telle commission, et de l’information qui devrait être transmise sans délai aux anciens élèves ayant fréquenté le père Lamande, n’est pas de créer une commission d’enquête, ni de faire le procès posthume d’un homme qui n’avait pas que des défauts, mais bien de protéger les victimes, en premier lieu celles qui n’ont jamais eu accès à une parole libre au sujet de ce qu’elles ont eu à subir. La pensée elle-même est souvent empêchée par de tels souvenirs quand on ne peut, ou n’ose plus se les remémorer. Je reprends les propos de mon courriel de 2010 :
Si je vous écris cela aujourd’hui, c’est parce que je suis entièrement d’accord avec ce que mon frère vous a demandé, c’est-à-dire une information “officielle” de votre part sur l’existence de tels actes de la part du père Lamande, et probablement d’autres pères du collège, durant ces années. Cela, évidemment, ne serait pas une démarche facile pour vous, mais cette difficulté ne témoigne-t-elle pas en elle-même de sa véracité, et donc de sa nécessité éthique ? Soyez en tout cas assuré que la difficulté à laquelle une telle démarche pourrait vous confronter restera bien peu de chose devant la difficulté, dont la vôtre ne serait en fait que l’écho, que rencontrent ceux qui ont subi ces actes quand ils souhaitent en parler à leurs proches.
Il m’apparaît comme une évidence que nombre des victimes pourraient ainsi être soulagées d’un doute pernicieux qui, toujours, ronge ceux qui ont subi de tels actes, et qui est d’autant plus tenace que ces actes ont été “soft” ; à savoir “n’ai-je pas rêvé ?”, et “si je n’ai pas rêvé, n’est-ce pas moi qui ai provoqué ce que j’ai subi ?”, avec en filigrane un doute se creusant, parfois très profondément, sur la valeur propre de la personne : “si j’ai rêvé, alors comment pourrais-je jamais avoir confiance en moi-même ?” Et “si j’ai provoqué un tel glissement odieux chez mon abuseur, alors ne suis-je pas moi-même une incarnation du mal ?” Évidemment de tels propos-pensées ne sont pas, le plus souvent, pensés consciemment, mais cela est bien pire, car alors comment y répondre ? Le seul fait de savoir que ces actes n’ont pas été perpétrés uniquement envers moi répond clairement aux deux questions : non, je n’ai pas rêvé, et les nombreuses autres victimes prouvent bien que je ne suis pas la cause première de ces dérapages. Cela autorise aussi à parler à ceux que l’on aime de cette part de vie restée si longtemps cachée.
Voilà pourquoi je ne puis, aujourd’hui, qu’appuyer la requête de mon frère, car, si vous aviez le courage de vous adresser ainsi aux anciens du collège, vous rendriez certainement un grand service à nombre d’entre eux. Et s’il n’y en avait qu’un seul qui serait ainsi libéré, cela n’en vaudrait-il pas la peine ? Quant à ceux que ces histoires rendent haineux, je ne suis pas certain que leur avis vaille bien plus que celui des marchands du temple : le premier temple de Dieu n’est-il pas notre humanité incarnée ? Attenter au corps de l’autre, n’est-ce pas attenter au corps même de Dieu ?
Un dernier point ; s’il s’avérait que toutes ces correspondances suscitent en vous un sentiment d’ennui, souvenez-vous alors du témoignage de Simone Weil, interrogée sur le silence des rescapés : “en rentrant des camps nous avons parlé, mais nous nous sommes vite tus : nous ennuyions” (citée de mémoire).
Depuis trop d’années, les hommes d’Église n’ont-ils pas manifesté bien plus leur ennui que leur compassion en apprenant que de tels actes avaient été perpétués par leurs pairs ?
Aujourd’hui je suis en colère. Votre attitude me paraît totalement opposée à l’ensemble des valeurs que les jésuites m’ont appris à respecter durant toutes ces années de leur enseignement, et si je n’ai pas conservé la croyance en un Dieu semblable à celui que décrit votre Église, je n’ai jamais perdu foi en ces valeurs profondément humanistes, malheureusement si souvent bafouées. À dire vrai, je ne m’étais pas attendu à ce que ces valeurs soient aussi bafouées par le Provincial des Jésuites en personne ; l’intégrité et le courage du Pape François, jésuite lui aussi, et votre supérieur direct, ne seraient-ils pour vous qu’épiphénomènes ?
Peut-être est-il temps qu’en véritable croyant vous puissiez enfin prendre les mesures que la situation impose, à savoir informer aussi clairement que succinctement l’ensemble des anciens élèves de Franklin qui ont été en contact avec le père Lamande de l’existence de témoignages d’hommes ayant eu à subir des gestes très déplacés de la part de ce père ? Le but, je me répète, n’est pas d’en faire une recension, une enquête ou une publicité, mais plus simplement de permettre aux victimes qui sont encore verrouillées dans un silence oppressant d’avoir une chance de retrouver leur liberté de parole et de pensée.
Je vous prie, Monsieur le Provincial, d’accepter mes salutations et le respect que je dois à votre fonction.